A présent, les médias nous fournissent des données extrêmement précises (?) Sur l'attaque russe massive et "imminente" contre l'Ukraine. Nous sommes informés en temps réel de tout : forces déployées et leur articulation tactique, noms des commandants et leurs parcours professionnels, directions d'attaque probables, avec indication des "efforts principaux" présumés et des actions de perturbation qui auraient été prévues, état des ravitaillements (" Les poches de sang sont arrivées et là ça veut dire qu'ils sont prêts à attaquer"), dates du début de l'attaque ("Le 21 février, immédiatement après la clôture des JO, pour respecter la tradition olympique" en effet non « Le 16 février parce que la glace se transforme en boue », en effet non, "avant…").
Le renseignement américain semble constamment lâcher ses informations "top secrètes" à l'ensemble de la presse internationale, l'accompagnant d'une abondance de détails tactiques dont les services de renseignement semblaient généralement particulièrement jaloux (mais ce sera moi qui m'en souviendrai bien).
Mon impression de la superpuissance américaine est celle de ces gens qui, après une altercation avec un individu violent et physiquement plus fort, après s'être soigneusement assurés d'être fermement tenus par les passants, crient "Retiens-moi ou je lui casse la gueule".
Soyons clairs, d'un point de vue géopolitique, militaire et surtout économique, le côté fort ce sont les USA et non la Russie.
Alors pourquoi cette étrange impression que j'ai ? Parce que ceux qui sont « plus forts » ne sont pas toujours prêts à risquer l'usage de la force (qu'elle soit économique, politique ou militaire).
La Russie de Poutine me semble être un joueur d'échecs habile, qui pour le moment ne semble pas rater un coup. Reste à savoir s'il se transformera également en joueur téméraire (en lançant une opération militaire de grande envergure), car ça pourrait te coûter cher. Mais personnellement je doute qu'il cède à cette tentation.
Permettez-moi quelques souvenirs personnels. Lorsque j'assistais au cours d'état-major (à la fin des années 80), ils nous faisaient étudier avec une richesse de doctrine particulière, d'ordre, de tactique et de moyens de ce qui était encore considéré comme l'"ennemi" potentiel, c'est-à-dire le Pacte de Varsovie et surtout l'URSS. Adversaire qui, en vertu de la politiquement correct ante-litteram on l'appelait le « parti orange » (et non le « parti rouge », comme on aurait pu l'imaginer, pour ne pas offenser nos partis de gauche locaux).
Personnellement, j'ai trouvé ces leçons ennuyeuses et fondamentalement pas très utiles, car il n'a pas fallu Nostradamus pour comprendre que le bloc soviétique il était sur le point d'imploser. Personnellement je les ai suivis sans intérêt particulier. Je m'excuse maintenant pour alors. Mais il y avait une chose dont je me souviens bien de la doctrine soviétique et que j'admirais : c'était le "Маскировка " (Maskirovka). C'est-à-dire l'utilisation de la "tromperie" à un niveau tactique, opérationnel et stratégique.
Nous imaginons normalement que la "tromperie" vise à ne pas faire comprendre qu'elle va attaquer ou à nous faire imaginer que l'attaque se développera dans des directions et de manières différentes de celles qui ont été prévues.
Est-il possible que les généraux russes aient totalement oublié cette pierre angulaire de leur tradition militaire ? La durée du déminage des forces à la frontière ukrainienne et l'ampleur des forces déployées ne laissent pas grand-chose à l'imagination. Alors, les Russes n'auraient-ils pas du tout essayé de cacher leurs intentions guerrières ?
Bien sûr. L'armée russe n'est pas l'armée soviétique. Mais les officiers russes sont le fruit de la même tradition militaire que les soviétiques.
Alors je me demande, si ce n'est pas une "tromperie à l'envers": que nous sommes face à une manœuvre trompeuse tendant à nous faire croire que nous nous apprêtons à mener une opération militaire que nous voulons certes menacer, mais que les Russes n'ont pas l'intention de mener au moins de la manière que leur déploiement massif de forces conduire à émettre des hypothèses ?
Essayons de résumer la situation.
La Russie donne l'impression de jouer au "jeu ukrainien" comme au chat et à la souris. Il fait tout son possible pour faire croire aux gens qu'il veut faire quelque chose (l'invasion de l'Ukraine) qu'il nie verbalement vouloir faire.
Ce faisant, cependant, jusqu'à présent, Moscou a obtenu une série de résultats non indifférents. Entre-temps, il a obtenu une série dense d'entretiens tant au niveau du chef de l'Etat que du ministre des affaires étrangères (ou équivalent) avec les Etats-Unis.
Les dirigeants de l'UE, de l'OTAN et de tous les principaux pays européens sont en pèlerinage continu à Moscou prêts à négocier pour sauver la stabilité du continent.
La perception que même l'observateur distrait a est que les États-Unis et la Russie les traitent de manière égale, comme deux superpuissances de niveau égal. Une situation qui ne s'est d'ailleurs pas réalisée depuis les pourparlers Reagan-Gorbatchev à la fin des années 80. Ce n'est qu'alors que ce sont les États-Unis qui ont dicté l'ordre du jour et les conditions. Aujourd'hui, la situation semblerait différente.
L'Otan, en quête d'un rôle après la débâcle afghane, lors du sommet des chefs d'État et de gouvernement des pays membres en juin dernier a accouché d'un communiqué final que beaucoup ont semblé empreint d'une dureté excessive à l'égard de la Russie. De plus, ce communiqué contenait des promesses d'accès à l'Alliance de l'Ukraine, de la Géorgie et de la Moldavie. Des promesses qui n'avaient peut-être pas été correctement réfléchies et évaluées dans leurs conséquences et qui représentaient inévitablement une véritable "horreur" de Moscou (après tout, réfléchissons à la réaction de la Maison Blanche dans le cas d'un accord d'assistance militaire mutuelle entre la Russie et le Mexique et si dans ce cas Washington se référait au droit de tout pays de déterminer sa politique étrangère). A la lumière des développements récents de la situation ukrainienne, les déclarations de juin dernier semblent vides de sens.
Le ton pompeux adopté par le secrétaire général Stoltenberg pourrait suggérer une Capitaine Fracassa de notre Commedia dell'Arte. En effet, l'OTAN ne fait finalement que menacer de "terribles représailles économiques". Cependant, ce sont des sanctions dont l'application remonte à chaque pays. L'Alliance dans ce domaine peut servir de forum de discussion mais, contrairement à l'UE, il n'a ni l'autorité ni les outils pour forcer les pays membres à appliquer de telles sanctions. Certains pays de l'OTAN envoient des armements à l'Ukraine, d'autres non. Certains Alliés envoient des forces dans les pays de l'OTAN d'Europe de l'Est (en tout cas d'un montant dérisoire si les Russes devaient lancer une opération militaire même avec seulement les 140 XNUMX hommes qui seraient déjà déployés), d'autres participent à des exercices navals dans le Mer Noire De plus (à juste titre) pas de "bottes sur le terrain" en Ukraine, comme d'une part elle proclame hardiment "Si l'Ukraine est attaquée, nous réagirons terriblement" mais il est ajouté dans un murmure "Cependant, ce n'est pas un pays de l'OTAN et donc l'article 5 du traité de Washington ne peut pas être invoqué" (ou "évasion étroite").
Tout paraît un peu brouillon et me rappelle une manœuvre que (d'après ce qui est relaté) les équipages de la marine de Bourbon auraient effectué au cri de "Facite munitions".
Surtout Moscou a obtenu le résultat de saper gravement la cohésion de l'Alliance (déjà mis à l'épreuve par l'Afghanistan) et a obtenu qu'apparaissent des divergences de vues non négligeables entre les pays membres de l'Alliance. Face à une position intransigeante des États-Unis et du Royaume-Uni, l'Allemagne, la France et l'Italie sembleraient beaucoup plus prudentes pour essayer de refroidir les cœurs, avec un œil aussi sur les conséquences économiques inévitables et non négligeables d'une guerre commerciale avec la Russie.
Le même front des pays de l'ex-Pacte de Varsovie est fracturé, avec la Hongrie d'Orban (qui est également limitrophe de l'Ukraine) qui apparaît bien plus prudente que les Républiques baltes, la Pologne ou la Roumanie. En outre, la Turquie tente d'acquérir un troisième rôle à l'OTAN dans l'espoir d'agir comme médiateur entre la Russie et l'Ukraine
De l'autre côté de l'océan, Biden et Blinken continuent de déclarer de manière menaçante que toute violation de la souveraineté ukrainienne aurait des conséquences désastreuses pour la Russie.
Ces menaces rendues publiques me laissent perplexe : les grandes puissances ont toujours fait passer leurs menaces par des canaux confidentiels, sans forcément en faire la publicité dans tous les médias. Il semblerait que plus que Poutine entend parler à son propre électorat et à ses alliés. Je ne voudrais pas qu'après tout, ce vocalisme menaçant de représailles "sévères" mal définies ne soit que le énième symptôme de la faiblesse de l'Occident.
Cependant, les États-Unis sont conscients qu'en cas d'attaque conventionnelle de la Russie et de la Biélorussie contre l'Ukraine avec des centaines de milliers d'hommes (plus les milices pro-russes déjà présentes sur le territoire), leur réponse ne pourrait pas être militaire conventionnelle. L'OTAN dans son ensemble ne les suivrait pas. L'électorat américain ne comprendrait pas les coûts humains et financiers d'un déploiement crédible de forces pour l'Ukraine.
Les États-Unis n'ont en fait que l'arme des sanctions économiques. Des sanctions économiques qui ont besoin du soutien convaincu des économies européennes pour être efficaces. Mais combien de temps les Européens seraient-ils prêts à le suivre Oncle Sam sur cette voie qui pénaliserait bien plus les économies européennes que les États-Unis ?
Kiev, après les premières demandes d'aide, semble désormais vouloir jeter de l'eau sur le feu et flegmatiser les alarmes venues de Washington. Probablement face aux chars russes, les Ukrainiens se rendent compte que les promesses informelles reçues ces vingt dernières années par l'Occident (et surtout par les USA) ne seront pas suivies d'autant d'aides militaires concrètes. Les Géorgiens l'ont découvert à leurs dépens il y a quatorze ans.
En conclusion, il me semble que l'administration Biden est aujourd'hui faible et a des problèmes tant au niveau intérieur que dans l'opposition avec la Chine. Les élections de à moyen terme ils se rapprochent. Élever une voix contre Poutine peut restaurer le vernis de l'ancien président. Cependant, si la situation devait dégénérer, et que les paroles devaient être suivies par les faits et les coûts relatifs (ne serait-ce qu'économiques), l'électorat national ne pourrait pas lui pardonner à la commandant en chef.
La plupart des Européens, qui tentent de remettre sur les rails leurs économies désastreuses après le Covid, ne semblent pas avoir l'intention de subir les conséquences négatives d'une guerre commerciale avec la Russie, qui affecterait sévèrement à la fois le coût du carburant et nos exportations vers Moscou.
Jusqu'à présent, Poutine a été en mesure de faire ressortir les faiblesses et les incohérences dans les sphères des États-Unis, de l'OTAN et de l'UE. Il est peut-être aujourd'hui dans une position de force enviable pour négocier et obtenir ce qu'il veut vraiment (ce qui est certainement bien moins que ce qu'il a demandé jusqu'à présent).
Poutine n'a jamais déclaré vouloir recourir à l'option militaire d'envahir une partie de l'Ukraine ou de renverser et de remplacer son gouvernement par un autre qui lui serait plus favorable. Mais il a pu s'assurer que c'était toujours les autres (renseignements américains et britanniques) qui le disaient, lui permettant de le nier.. De ce fait, il peut s'arrêter à tout moment lorsqu'il estime avoir atteint des objectifs satisfaisants.
Le déploiement massif de forces ne pouvait que contribuer à faire ressortir les faiblesses du front opposé, à faire sentir les Ukrainiens seuls et trahis et à obtenir, sans combattre, ce à quoi il visait peut-être dès le départ (par exemple un retour à Protocole de Minsk avec une Ukraine beaucoup plus soumise que par le passé et la reconnaissance internationale d'une autonomie adéquate pour les républiques populaires autoproclamées de Donetsk et Louhansk).
Peut-être, comme je l'ai dit, c'est une "Maskyovka". En fait, tromper c'est certes faire croire à l'adversaire qu'on n'a pas la capacité de faire la guerre quand on veut la faire, mais tromper c'est aussi faire croire qu'on est sur le point de déclencher la guerre, alors qu'on n'en est pas capable. lâchez-le ou vous ne voulez pas le lâcher.
Pour en revenir à nous, Européens, et au vu des démarches jusque-là quelque peu confuses des États-Unis, de l'OTAN et de l'UE, la crise ukrainienne devrait nous faire réfléchir sérieusement au besoin désormais indicible d'une autonomie stratégique européenne réelle et crédible, du moins en ce qui concerne les problèmes « Vieux Monde » et dans la "Grande Méditerranée".
C'est-à-dire, dans le cas spécifique, sur lela nécessité d'une Europe capable de tracer sa propre ligne politique pour l'Ukraine, au-delà des veto croisés de Moscou et de Washington. Pour l'instant on ne le voit pas à l'horizon.
Photo : Kremlin / OTAN / La Maison Blanche