Le bluff américain : la sécurité européenne à vendre, de Cuba à Kiev

(Pour Paolo Lolli)
09/04/25

Ce n’est pas la première fois, et ce ne sera pas la dernière, que les États-Unis échangent une partie de la sécurité de l’Europe contre un bien qu’ils jugent supérieur. Cependant, même si de telles mesures peuvent être perçues comme un désengagement clair de Washington de la région, Les États-Unis n’abandonneront pas l’Europesimplement ils ne peuvent pas se le permettre, sous peine de perdre définitivement le rôle de numéro un.

Cette analyse vise à révéler ceci bluff comparant deux des moments les plus critiques de l’empire euro-américain, la crise cubaine de 1962 et la situation actuelle. Un regard sur le passé peut être utile pour comprendre les raisons qui peuvent se cacher derrière les récentes ouvertures de la Maison Blanche envers le Kremlin. Autrement dit, Pourquoi Washington, dans certaines circonstances, comme aujourd’hui, apparaît-il « véritablement » sensible aux impératifs de sécurité de Moscou ?

À partir de la crise de l’île des Caraïbes, considérée comme l’événement le plus tendu de toute la Guerre froide, il est possible d’entrevoir un fil conducteur qui nous projette jusqu’à nos jours, mais il faut essayer de respirer le contexte de cette époque. 1959 est l’année clé. En janvier, la révolution socialiste menée par Castro a mis fin au régime pro-américain de Batista. Dans un monde où dominait une logique bipolaire rigide, cet événement a fini par faire glisser violemment l’île de Cuba dans l’orbite soviétique. Au même moment, dans une Europe divisée en deux par le rideau de fer où Américains et Soviétiques s’efforçaient de conquérir les cœurs et les esprits des peuples autochtones, l’administration Eisenhower (1953-1961) commença à suivre les préceptes de la nouvelle doctrine de sécurité nationale et internationale des États-Unis, le « New Look ».1. Cette doctrine partait de la prise de conscience de la supériorité conventionnelle soviétique en Europe, jugée impossible à équilibrer sans découvrir d'autres fronts ou sans augmenter significativement les dépenses de défense, a par conséquent posé une pierre angulaire pour y remédier, la nucléarisation du Vieux Continent2.

En déployant des missiles balistiques de moyenne portée en Grande-Bretagne, en Turquie et en Italie, les États-Unis visaient à atteindre plusieurs objectifs : construire une défense avancée qui leur permettrait de contenir l’Union soviétique grâce à une dissuasion nucléaire ; réduire l'engagement des forces conventionnelles américaines en Europe3; pour consolider les différents pays européens et en même temps renforcer son image de garant de sécurité, à relancer après l'affaire de la Spoutnik en 1957. Ce dernier événement, en particulier, a été instrumentalisé par l'appareil de Washington pour alimenter la peur du fossé des missiles (espace missile)4 . Entre la fin des années 1950 et le début des années 1960, Ankara et Rome se sont donc dotées pour la première fois d’armes nucléaires.5 bien que dans certains segments du Département d'État américain, il y ait eu un certain mécontentement concernant la fiabilité d'Ancira6.

L’Union soviétique se retrouve ainsi dans une position de net déclassement stratégique, dotée d’un arsenal atomique alors quantitativement et qualitativement incomparable à celui de son rival.7 et effectivement entouré de satellites américains dotés de l’arme nucléaire. Loin d’être attribué au seul partage idéologique du mythe socialiste, c’est sous cette pression directe commune de Washington que le partenariat entre Cuba révolutionnaire et l’Union soviétique a germé. La Havane après avoir subi une combinaison de pressions diplomatiques, économiques et militaires - l'opération mise en place par la CIA pour renverser le régime de Castro en 1961 est emblématique8 - considère Moscou comme la seule entité capable de garantir son intégrité et sa souveraineté. Moscou, de son point de vue, reconnaît dans l’île « rebelle » l’opportunité de renverser l’équilibre des pouvoirs entre la Maison Blanche et le Kremlin. C'est dans ce climat qu'a mûri la décision soviétique de déployer secrètement du personnel militaire et, surtout, des missiles équipés d'ogives nucléaires (operazione Anadyr) sur l'île située à moins de 150 kilomètres des côtes de la Floride. Entre l’été 1962 et l’automne de la même année, l’Union soviétique a ainsi établi sa défense avancée et s’est assuré une carte gagnante dans les futures négociations entre les deux superpuissances.9.

Pour remédier au cauchemar cubain, les États-Unis ont été contraints de revoir à contrecœur la politique de nucléarisation du Vieux Continent mise en place par l’administration Eisenhower. Les négociations impliquaient l'ambassadeur soviétique à Washington, Anatoly Dobrynin, et le procureur général américain Robert F. Kennedy, frère du nouveau président américain John F. Kennedy. L’accord conclu était un véritable compromis : Moscou retirerait ses missiles de Cuba en échange d’une promesse américaine de ne pas envahir l’île et, plus important encore, de retirer ses missiles de Turquie. Le Kremlin n'a pas demandé le retrait des armes nucléaires également stationnées en Italie10Cependant, leur suppression a été jugée nécessaire par les États-Unis pour rendre l’accord aussi discret que possible. La Maison Blanche a dû jongler avec la difficile tâche de respecter l’accord conclu et en même temps de ne pas donner l’impression d’avoir sacrifié une partie de la sécurité européenne, notamment celle de la Turquie et, accessoirement, celle de l’Italie. C’est pour cette raison que Washington a présenté à Ankara et à Rome, avec un embarras évident, le processus de retrait des armes comme une « modernisation des capacités nucléaires ». Avec leoperazione Tarte au pot 1 dans la première quinzaine d'avril 1963 et avec la Tarte au pot 2 Dans le deuxième cas, les États-Unis ont démantelé des armes situées dans les deux pays11.

Les négociations entre les Russes et les Américains n’ont impliqué aucun acteur européen… cela vous rappelle quelque chose ? Le seul acteur capable de se ménager une (prétendue) marge de manœuvre, sans être complètement comprimé par le conflit russo-américain, était la France de De Gaulle. L'approche de la jeune Cinquième République dans la crise cubaine a été caractérisée par un soutien total aux États-Unis - les services de renseignement intelligence Les Français furent les premiers à signaler à leurs collègues américains le possible déploiement d'armes nucléaires sur l'île12 - dans un sens purement antisoviétique. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, Paris tente, en vain, de défendre bec et ongles son empire décadent. Moscou, en revanche, en attisant les flammes de divers mouvements indépendantistes, d’abord en Asie puis en Afrique, est rapidement devenu un rival stratégique de l’Hexagone. La pleine coopération française durant les journées ardentes de la crise (14-29 octobre 1962) s'est dissoute par beau temps dans la déception et les critiques virulentes envers son propre garant de sécurité.

D’Ankara à Paris en passant par Rome, la leçon a été retenue:L’énergie nucléaire américaine n’a pas nécessairement permis de faire face à toutes les éventualités en Europe. En fin de compte, la perception qui s’est formée parmi les protagonistes ratés était la constatation amère que Washington ne risquerait jamais une guerre nucléaire pour maintenir le contrôle du Vieux Continent. Ces convictions ont été à la base de la stimulation instrumentale d’une politique d’indépendance qui envisageait la nécessité pour la France de se doter d’une force atomique nationale et qui abandonnait définitivement l’hypothèse de tout type de partage qui avait mûri auparavant.13.

Essayons maintenant de faire un saut de plus de soixante ans. De nos jours, la situation semble en partie se répéter. Il n’y a pas de missiles soviétiques à Cuba et la Fédération de Russie n’est pas le rival le plus redouté des États-Unis, un rôle jalousement gardé par la République populaire de Chine. L’Europe reste cependant le continent le plus important de la planète, à ne pas abandonner, ni même à sous-traiter. La thalassocratie américaine conserve toujours le rôle de Numéro un grâce à leur domination des océans mais aussi grâce à leur contrôle de l'Europe, ils ne contrôlent pas l'Afrique, et encore moins l'Asie. Le court-circuit naît à partir du moment où les États-Unis n’ont plus leur rival stratégique sur le continent le plus important pour eux (après le leur) comme c’était le cas à l’époque bipolaire. Cette dernière période a justifié le déploiement de forces conventionnelles et non conventionnelles sur les théâtres les plus pertinents sans courir le risque d’une surexposition excessive.

Aujourd’hui, le plus grand besoin de l’appareil de Washington est représenté par l’endiguement de Pékin sur tous les fronts et le renforcement de son propre hémisphère (Groenland et Panama). Pas moins pertinent, pour le Pentagone actuellement, les États-Unis ne seraient pas en mesure de soutenir deux guerres en même temps14.

De ces considérations émerge l’idée américaine de tenter, au moins, de geler le conflit aux portes du continent européen, sachant qu’une telle initiative pourrait coïncider avec les souhaits de la Fédération de Russie. La guerre russo-ukrainienne a apporté des succès tactiques considérables aux États-Unis : elle a objectivement affaibli Moscou ; la connexion énergétique et industrielle entre l'Europe, l'Allemagne et en arrière-plan l'Italie, et la Russie, toujours considérée avec suspicion à l'étranger (en février 2025, 82 % des exportations américaines de gaz naturel liquéfié étaient dirigées vers l'Europe) a été interrompue15); L'adhésion de la Suède et de la Finlande à l'OTAN a rendu la mer Baltique presque inaccessible à la marine russe, isolé davantage l'enclave de Kaliningrad et ajouté quelque 1300 XNUMX kilomètres de frontière pour faire pression sur Saint-Pétersbourg. Malgré ces succès, une prolongation du conflit risque toutefois d’inverser la tendance favorable.

Pas visiblement animé par des instincts humanitaires, Washington a plus que jamais le besoin ultime de détacher la Fédération de Russie de la République populaire de Chine. Par le biais de couvertures diplomatiques, économiques et matérielles, Pékin est en fait devenu la béquille de Moscou tout au long du conflit, mais non sans concessions significatives.16. Dans les intentions de Pékin, le soutien apporté à Moscou sert une double fonction : occuper les Américains en alimentant une guerre en Europe, les « distrayant » ainsi, et puiser préférentiellement dans le plus grand bassin énergétique du monde pour alimenter sa croissance interne. Aujourd’hui, l’équilibre des pouvoirs entre les deux voisins est dangereusement déséquilibré en faveur des mandarins.. Ce sont ces considérations qui ont poussé le Kremlin à profiter des ouvertures venant de la Maison Blanche et à préparer le début des négociations.

Les négociations directes entre Américains et Russes sont un jeu à somme nulle ; Plus les États-Unis s’efforcent de « réhabiliter » Moscou, une tâche loin d’être simple, plus, inévitablement, les craintes et les doutes de ceux qui ont été exclus des discussions en Arabie augmentent. Pour être crédible, ce changement nécessitait un changement de discours de la part de la Maison Blanche et de ses collaborateurs concernant l’ensemble de la crise russo-ukrainienne. Alors maintenant, Poutine serait même super intelligent.17, comme l'a rapporté dans une récente interview Witkoff, l'envoyé spécial de l'administration Trump pour le Moyen-Orient mais également chargé de promouvoir le rapprochement russo-américain. Presque simultanément, le Heure, après avoir mis le président ukrainien à la une pour la première fois en le célébrant comme l'Homme de l'année 202218, s'est rapidement adapté aux vents changeants, en proposant à nouveau Zelensky dans une version résolument moins excitante19.

L’harmonie actuelle entre la Russie et les États-Unis produit des effets partout, mais pas aussi directement qu’en Europe de l’Est. À ces latitudes, la parade nuptiale américaine de l’ours brun nécessite des mesures drastiques. Dans un premier temps, c'est la Suède qui a annoncé son intention d'augmenter ses dépenses de défense avec pour objectif d'atteindre 3,5 % du PIB d'ici 2030.20. Par la suite, le portail du ministère polonais de la Défense a annoncé la décision conjointe avec la Lituanie, l'Estonie et la Lettonie de se retirer de l'OTAN. Congrès d'Ottawa21 afin d’évaluer toutes les mesures nécessaires pour renforcer leurs capacités défensives.

Même si c’est plus timidement, la France et l’Allemagne ont également commencé à réajuster leur approche. Paris, comme à chaque fois que les États-Unis semblent prêts à se retirer de leurs engagements, s’insinue dans chaque vide de pouvoir pour accroître sa marge de manœuvre au sein de l’empire euro-américain. Cette attitude se traduit concrètement par le fait que la Russie assume le rôle de principal rival continental. Ainsi, dans le soutien continu à l’Ukraine et dans la prétendue offre de limité parapluie nucléaire français22. À Berlin, le Parlement allemand a approuvé à la mi-mars une exemption de dette pour les dépenses de défense. Une mesure capable de mettre fin à l’austérité allemande et à ce qu’on appelle frein à l'endettement23.

La perception d’un désengagement américain ne semble pas être confirmée par un retrait effectif des troupes américaines de divers pays européens, ni par une suppression de l’Alliance atlantique.24, plutôt que de leur reconfiguration. L’impression est que Washington veut externaliser le confinement de la Fédération de Russie en Europe de l’Est en utilisant le réarmement des pays qui craignent réellement la réhabilitation de Moscou.

Capitaliser sur la volonté de Paris d'accroître son poids pourrait être la solution pour détourner une partie des ressources situées sur le Vieux Continent. De plus, la France représente l’équilibre nécessaire pour accompagner le réarmement allemand sans inquiétude excessive.

Inévitablement, les sanctions imposées contre Moscou seront progressivement levées. Cela permettra à l’Allemagne, et secondairement à d’autres, d’inverser le processus de désindustrialisation et de retrouver sa compétitivité.

Pour éviter de nouveaux coups durs, les États-Unis semblent déterminés à acheter le gazoduc Nord Stream25 afin de contrôler les échanges énergétiques russo-européens. La Fédération de Russie, après avoir conclu une trêve, sera affaiblie et n'aura ni la capacité ni l'intention de menacer les membres baltes et scandinaves de l'OTAN, elle ne sera donc pas dangereuse, tels sont les désirs des États-Unis. Washington aura ainsi l’occasion de se consacrer à ces dossier considérés comme plus importants aujourd'hui, depuis l'endiguement indo-pacifique de la République populaire de Chine, jusqu'au défi de l'accès à l'Arctique, en passant par la construction d'une forteresse américaine qui lui permettrait de consolider son contrôle sur l'hémisphère occidental, d'où les revendications sur le Panama et le Groenland. Des objectifs impossibles à atteindre avec une guerre en Europe.

Jamais auparavant les mots d'Henry Kissinger n'ont résonné comme ils le font aujourd'hui « La véritable distinction se situe entre ceux qui adaptent leurs objectifs à la réalité et ceux qui cherchent à façonner la réalité à la lumière de leurs objectifs. »26.

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26 Ordre mondial; H. Kissinger; Mondadori