L'Allemagne envoie des armes à l'Ukraine, mais elle doit jouer le jeu des États-Unis

(Pour André Fort)
28/02/22

Une des manières d'observer l'évolution du conflit en Ukraine est d'enregistrer le comportement des satellites des grandes puissances impliquées (ou officiellement non impliquées), donc des Etats-Unis et de la Russie, pour saisir les dynamiques réellement en mouvement.

Samedi, la nouvelle que l'Allemagne enverra des armes à l'Ukraine. Cette décision est immédiatement apparue aux médias officiels comme un changement historique dans la posture géopolitique allemande, jusque-là marquée par la défaite de la Seconde Guerre mondiale et donc punie de la privation de réelles capacités stratégiques et encore plus privée d'une véritable pensée stratégique. La constitution elle-même l'oblige à ne pas envoyer d'armes à un pays impliqué dans un conflit, alors quelle est la signification de la décision allemande ? Est-ce vraiment un bouleversement si important ? Serait-ce le symptôme d'une nouvelle prise de conscience ?

Tout d'abord, il convient de noter que les armes ne seront pas envoyées directement, mais, conformément à la constitution actuelle, vers un pays tiers (les Pays-Bas ou l'Estonie) et de là vers l'Ukraine. En réalité, c'est déjà une première confirmation que la politique allemande continue de ne pas vouloir et pouvoir choisir dans la mesure qui convient à sa stature, au nom d'une éternelle indécision, qui la conduit à rester avec (sous) les États-Unis, mais à prendre du gaz (énergie) à leur rival historique, la Russie, et échanger (de l'argent) avec leur challenger, la Chine. Maximisez les récompenses, mais ne payez pas les coûts.

Évidemment jusqu'à un certain niveau cette mentalité est soutenue par l'hégémon américain, mais seulement jusqu'à un certain niveau. Une autre confirmation que l'Allemagne ne veut pas renverser son inaction est le même discours avec lequel elle annonce l'envoi d'armes, c'est-à-dire que l'attaque en cours « Menace tout notre ordre d'après-guerre ». L'envoi d'armes s'inscrit donc, au moins officiellement (mais avec des significations complémentaires que nous verrons plus loin), dans le cadre d'une conservation de l'existant et de ses rapports de force.

Le soulignement de l'ordre existant est un message que les Allemands envoient à Washington, l'ordre en question étant celui d'une domination américaine de l'Europe, sanctionnée par sa victoire en 1945 et destinée à anéantir toute résurgence de la puissance allemande sur le continent (au-delà de supprimer Moscou).

Quel que soit l'acte que l'Allemagne veut accomplir, même s'il n'est qu'en contradiction apparente avec cette condition, il doit donc l'être non seulement en signalant son caractère inoffensif, mais encore en le présentant comme une défense du joug qui pèse sur elle, ou plutôt pour empêcher le ordre d'être contrarié. Ce n'est donc certainement pas un hasard si l'annonce a lieu le lendemain d'une annonce française identique.

Depuis la naissance de l'Union européenne, l'importance géopolitique de Axe franco-allemand ce n'est rien d'autre que celui d'un échange, avec lequel la France obtient de l'Allemagne le poids qu'elle n'a pas, et surtout l'Allemagne, incapable et désormais déshabituée et craintive de se déplacer seule, obtient de la France la licence d'action non allemande , mais européen . Le seul moyen, surtout par le passé, de légitimer le geste de qui que ce soit.

L'annonce de Berlin après celle de Paris sert précisément à rappeler aux États-Unis qu'il ne s'agit pas d'une démarche allemande, mais européenne, dépourvue d'une véritable autonomie par rapport à Washington.

Pour comprendre l'efficacité du monde des contraintes auxquelles l'Allemagne doit se soumettre, il faut élargir notre regard vers lequel d'autres pays européens font la même chose. Des armes sont envoyées des Pays-Bas, de Belgique, de République tchèque et du Danemark. En s'arrêtant pour l'instant à ce premier groupe, il s'avère que ce sont justement les pays du camp américain, qui pourtant bordent aussi tout autour de l'Allemagne et surtout que ce sont les pays, dont la petite taille a conduit, à travers l'histoire, à leur suppression chaque fois que l'Allemagne a projeté sa puissance.

Pour donner quelques exemples, l'occupation de la Belgique dans les deux guerres mondiales, ou celle des Pays-Bas, de la Belgique et du Luxembourg dans la seconde, l'annexion de la Bohême et de la Moravie en 1939 ou l'occupation du Danemark en 1940. se déplacer avec l'Allemagne est alors pas une indication de leur participation à une sphère allemande renaissante, mais celle de la participation au contrôle américain sur l'Allemagne, la seule puissance qui pourrait saper, même si ce n'est pas aujourd'hui ou demain, l'hégémonie étoilée sur le continent, s'il réussissait à serrant la main du pouvoir russe.

Pour confirmer que telle est la réalité des relations de ces nations avec Berlin, il faut remonter au lancement de la Fonds de relance de 2020. Parmi les États les plus opposés à la possibilité que l'Allemagne s'expose à garantir quelque chose de similaire à une dette publique européenne, pour aider les États les plus en crise financière à cause du Covid, il y avait justement les mêmes que nous venons d'évoquer, qui sont envoie maintenant des armes avec l'Allemagne. S'ils étaient vraiment ses satellites, ils auraient aussi, à l'époque, immédiatement avalisé le fonds, au lieu de cela ils étaient les plus fervents défenseurs d'une austérité budgétaire encore plus féroce que celle attribuée à Berlin, conscients que l'enjeu n'est jamais seulement économique ou que s'il l'est, ce n'est qu'au début, car l'argent allemand risque encore de devenir à l'avenir un levier pour la construction d'une influence géopolitique allemande renouvelée, en cas de nouvelle volonté d'expression de puissance à Berlin.

Chaque fois, répète-t-on, que l'Allemagne s'exprime sous forme de puissance, ils sont les premiers incorporés. L'argent hier, les armes aujourd'hui, le raisonnement reste le même.

Allant encore plus loin, parmi ceux qui s'apprêtent à aider l'Ukraine avec l'expédition d'armes, plus importante que les pays précédents et à achever l'encerclement de l'Allemagne par les limiers américains en Europe, il y a la Pologne. Cela a critiqué pendant des semaines l'attitude allemande de ne pas vouloir envoyer une véritable aide militaire à Kiev. Cette accusation est en contradiction apparente avec la peur séculaire de la Pologne de retrouver une puissance allemande renouvelée à l'ouest, ce qui a eu des effets encore plus néfastes sur elle que sur les peuples susmentionnés.

Là aussi c'est l'idée de l'argent hier et des armes aujourd'hui… sphère d'influence demain ?

Non, si l'on regarde la principale peur perçue par Varsovie, qui à l'heure actuelle est la Russie. C'est pourquoi il veut pousser l'Allemagne à faire du mal à Moscou, car, en les mettant contre elle, elle les sépare encore plus et favorise une domination américaine par nature anti-allemande et donc fonctionnelle à la Pologne.

Élargissant le spectre (et l'importance) des pays aidant l'Ukraine en envoyant davantage d'armes, il convient de mentionner la France. Il a été expliqué dans un précédent article quelles sont les réelles possibilités de manœuvre de la nation française dans ce conflit, dont celle d'aider les États-Unis à rendre impossible une résurgence de la puissance allemande liée à celle de la Russie. Dans ce cas également, l'action française sert à rendre officiellement européenne l'aide allemande, l'empêchant d'enregistrer un soutien apporté par des pays trop petits, pour ne pas paraître accroché, la faisant apparaître non pas comme une aide européenne, mais comme une aide allemande.

Le pendant français est utilisé par les Américains pour dévitaliser le sens du pendant allemand. On peut alors regarder la situation de ce point de vue. Les États-Unis s'éloignent de plus en plus de la Russie et de l'Allemagne, fragilisant une entente qui serait la seule véritable capable de menacer son hégémonie. Ce faisant, ils donnent du poids à la France, lui donnant la possibilité d'assumer une gestion européenne de l'aide militaire à l'Ukraine. Cela ne fait que raviver en apparence l'idée française d'autonomie stratégique européenne, entendue par la France comme un groupe d'Européens dirigé par elle dans le domaine de la défense. Une idée déjà écornée par les difficultés de la mission militaire française en Afrique du Nord (Opération barkhane), où entre autres objectifs, il y avait aussi celui de diriger une mission militaire des Européens, plus autonome des Américains (Task Force Takuba) et vivre une étape d'autonomie stratégique.

En réalité, la France, soutenue par les États-Unis pour tenter d'orienter rhétoriquement l'aide « européenne » à l'Ukraine, ne fait que resserrer les verrous de la domination américaine sur l'Allemagne. Ce faisant, il permet aussi aux Américains d'inhiber le projet autonomiste, en même temps qu'ils lui font officiellement prendre plus de responsabilités.

Ce qui se passe donc, ce n'est pas l'envoi d'armes allemandes en Ukraine, mais l'envoi d'armes à tous les Européens, pour que ce ne soient pas seulement des armes allemandes. En prenant une dernière considération, si nous arrivions, également à travers le conflit en Ukraine, à une certaine réorganisation stable des frontières russes en Europe de l'Est, qui apaise en quelque sorte les insécurités stratégiques de Moscou et, ce faisant, consolide également l'appartenance allemande à la Camp américain, érodant ses relations avec la Russie, Washington, dans le processus du véritable défi avec la Chine, qui sera de plus en plus lourd, aurait un avantage supplémentaire dans le jeu décisif de l'avenir.

Les États-Unis obtiennent déjà leurs résultats en ce qui concerne le clivage russo-allemand utilement élargi, le tout à voir plutôt sur l'avenir des frontières avec la Russie.

La soumission allemande réitérée a cependant un prix que les Américains surveilleront à l'avenir. Scholz, en condamnant à plusieurs reprises l'intervention contre l'Ukraine, a souvent répété qu'il s'agissait de la guerre de Poutine, et non des Russes, contre Kiev. Comme pour dire... sans lui, l'Allemagne commencera-t-elle à se rapprocher de la Russie ?

Photo: Bundeswehr