Les discussions "inutiles" entre Moscou et Paris

(Pour André Fort)
23/02/22

Le président français Macron, même en tant que président tournant du Conseil de l'Union européenne, après un énième appel téléphonique de près de deux heures avec son homologue russe Poutine, n'a pas eu le temps d'annoncer la possibilité d'un sommet entre les plus hauts dirigeants de Washington et Moscou, d'où vient la reconnaissance officielle des républiques séparatistes de Donbass (Donetsk e Luhansk) et l'entrée des troupes russes dans les territoires qu'elles contrôlent.

Le 7 février déjà, le porte-parole du Kremlin Dmitri Peskov avait annoncé que la rencontre entre les deux, précédant cette conversation, bien qu'importante, n'entraînerait pas de tournants décisifs.

Ces dynamiques en disent long sur les différences de tonnage et les tactiques de jeu des puissances impliquées dans la crise ukrainienne actuelle. Les Russes entendent en effet réitérer qu'ils se considèrent comme une superpuissance et que, précisément pour cette raison, ils ne parlent qu'avec les États-Unis lorsqu'il s'agit de décider réellement quelque chose, et non avec leurs satellites européens.

Si la Russie considérait réellement les relations avec une « province » de son adversaire comme concluantes, aussi importantes soient-elles et plus ou moins autonomes dans ses déplacements, elle admettrait automatiquement une diminutio de leur statut de grande puissance, réelle ou présumée. L'objectif russe est plutôt d'être considéré « face à face » par les États-Unis, afin de continuer à s'imaginer et à se créditer d'égal à égal.

Au moins sur le plan diplomatique, l'objectif de se considérer interpellés au même niveau par les Américains a jusqu'à présent été atteint par les Russes, un résultat qu'ils ne compromettraient jamais, traitant vraiment avec des puissances mineures. Évidemment, le président français le sait (il s'est contenté de dire qu'il espérait un désescalade) et ne va pas parler à son homologue russe, en supposant qu'il puisse influencer sa trajectoire.

Tout d'abord, deux prémisses doivent être faites.

Première. Il ne semble pas être une coïncidence si la phase actuelle de la crise ukrainienne (la crise elle-même existe depuis 2014) se produit à ce moment européen particulier. L'Allemagne vit le déclin de l'ère de la chancelière Merkel et le début, du moins apparemment peu excitant, du successeur Scholz ; nous sommes à la fin de la présidence Macron et face à sa tentative de reconfirmation ; le Premier ministre britannique, Jhonson, est toujours au bord d'une crise gouvernementale, en raison de scandales liés à la covid-partie; enfin, le premier ministre italien Draghi est faible en raison du système institutionnel et des contingences politiques, mis en évidence à la fois par le risque d'élections anticipées, en cas de son passage au Quirinal, et par les procédures troublées de réélection à la présidence de la République de Mattarelle.

Secondo. Macron s'est présenté comme l'expression d'une construction, celle de l'Union européenne, que la perception russe de la puissance, plutôt que de ne pas comprendre, n'apprécie pas (voire méprise). C'est une architecture qui n'est ni impériale ni nationale, donc construite pour être un objet, absolument pas un sujet.

L'OTAN est la seule organisation que la Russie considère comme réelle. On peut ajouter que cela est également clair pour l'objet, c'est-à-dire pour l'Union européenne, et donc pour Macron, qui en la circonstance la représente. Par conséquent, traiter avec ceux qui n'ont pas de poids ne signifie pas chercher des solutions, mais perdre du temps (pour la Russie) et essayer de perdre du temps et donc de le gagner pour lui-même (par la France - UE).

Reconnaître les deux républiques séparatistes immédiatement après les pourparlers avec la "voix" de l'UE a donc aussi le sens d'humilier une organisation que Moscou n'estime pas et de réitérer que Poutine non seulement connaît le jeu du temps, mais ne s'y intègre pas, à moins que, comme il le fait, il gère les phases.

Revenant au jeu que joue Macron non pas en tant que président du Conseil de l'UE, mais en tant que président français, celui-ci s'adresse plutôt à d'autres acteurs.

Tout d'abord, l'inverse est vrai pour la France de ce qui est vrai pour la Russie. De même que cela ne décide pas avec cela, parce que cela diminuerait la perception symbolique de sa propre puissance, de même la France essaie de parler à une puissance d'une taille plus grande que la sienne, parce que cela valorise son statut et lui permet de se présenter devant autres sujets (et items) du match avec un poids accru.

Tout d'abord, Paris veut se signaler aux yeux de Washington comme une référence européenne fiable dans les négociations, même s'il appartient à de d'Européens moins anti-russes. Précisément parce qu'ils sont les véritables décideurs, les États-Unis ne peuvent pas se permettre de sous-traiter un jeu, qui demande une énorme clarté géopolitique, aux pays de la soi-disant OTAN de l'Est, dont la peur de la posture russe prévaut et les empêche de imaginer tout compromis réaliste avec Moscou. Les pays d'Europe centrale et orientale servent certes à contenir ces derniers lorsqu'il s'agit d'un confinement affirmé, mais ils sont presque contre-productifs s'il faut y faire face.

Lorsqu'il s'agit d'accords, se mobilise cette partie de l'OTAN européenne qui, du fait de l'éloignement de la Russie, est aussi dotée d'une plus grande sérénité pour évaluer le pour et le contre d'une conciliation particulière à ses frontières. En mobilisant cette partie de l'alliance atlantique, les États-Unis le font en combinant ce besoin avec le besoin tout aussi essentiel de continuer à maintenir l'Allemagne « sous », car, parmi les pays les plus sympathiques à la Russie, c'est pourtant celui qui est trop important pour laisser c'est trop compréhensif.

Les États-Unis donnent aux alliés européens une chance de manœuvrer, ce qui contrebalance et empêche l'Allemagne de toute possibilité d'agir en tant que protagoniste d'un jeu qui, s'il était mené à bien, lui donnerait des éléments pour accroître son éventuelle sphère d'influence régionale et donc une plus grande capacité à se connecter au pouvoir russe, au détriment de l'hégémonie américaine en Europe.

Ici, l'entrée de la France dans le champ devient fondamentale, une nation qui a beaucoup moins besoin de gaz russe que l'Allemagne, et donc moins « fascinée » par les sirènes de Poutine. Le faire avancer signifie alors l'intercaler entre l'Allemagne et la Russie et faire en sorte que tout ce qui les sépare dans cet espace continue de les séparer, y compris l'Ukraine. En effet, lorsqu'elle perçoit la partie occidentale de l'Otan se retirer d'un soutien militaire total dans sa défense, la France veut lui dire qu'en tout cas elle est sa référence européenne. Traduit, la France dit à l'Ukraine qu'elle ne peut pas compter sur l'Allemagne, dont le niveau d'exposition dans les relations avec Moscou est trop élevé. De cette manière, les Français nourrissent les Ukrainiens des soupçons d'être sacrifiables aux yeux des Allemands, pour se placer en référent en eux-mêmes et en véritable bras européen des Etats-Unis dans cette crise. Là aussi, lors de la traduction, si Kiev veut continuer à avoir Washington à ses côtés, elle doit s'appuyer sur Paris, pas sur Berlin, en Europe.

Allant plus loin, d'une part la France est autorisée à faire la médiation avec la Russie, car même elle n'est pas d'accord qu'un bouclage total avec elle la pousse encore plus vers la Chine, mais d'autre part elle n'est pas non plus d'accord qu'en négociant avec les Européens , elle se rapproche trop de l'Allemagne - si les Etats-Unis craignent un partenariat russo-allemand, imaginez la France, qui y réside.

Les États-Unis, peut-on paraphraser, préfèrent l'ambition d'une médiation franco-russe plutôt qu'une poignée de main géopolitique russo-allemande, car elle est potentiellement beaucoup plus dangereuse, car elle serait "plus lourde". Cela ne veut pas dire que Biden veut éliminer l'Allemagne du jeu, il serait impossible, vu la taille du pays en question, mais de l'utiliser pour multiplier la force française, inhibant la possibilité de le faire de manière indépendante. C'est quelque chose que Paris essaie de faire dans chaque dossier européen. L'officialisation de la suspension (déjà en cours) de la Nord Stream 2 le certifie. Tout aussi significatif, comme preuve de la crainte américaine d'une éventuelle proximité allemande avec la Russie, est que le même 7 février, jour de « l'envoi » de Macron par Poutine, Scholz a été « convoqué » à Washington par Biden.

En réalité, le président français joue aussi sur d'autres tables en même temps. Le premier est interne. Macron, à environ deux mois des élections présidentielles françaises, aimerait pouvoir jouer la carte du succès diplomatique dans les urnes, vendant sa participation aux négociations comme quelque chose de fondamental. Ce n'est pas vrai, mais c'est politique.

Elle se positionne également aux yeux de Kiev en concurrence avec la forte aide qu'elle reçoit de la Turquie, également dans un sens anti-russe. En soutenant l'Ukraine, la France voudrait se placer, non seulement au sein de l'UE, mais aussi au sein de l'OTAN, comme son meilleur ami et l'aligner sur elle-même, en l'arrachant à la Turquie. Ce n'est que le énième chapitre d'un affrontement France-Turquie, qui implique désormais de multiples scénarios géopolitiques. Malheureusement, son soutien, indisponible pour une intervention militaire directe, est une aide terne par rapport à celle de la Turquie, dont les drones ont contribué à fragiliser il y a des mois la résistance des séparatistes du Donbass et donc à rendre la Russie nerveuse.

En aidant l'Ukraine, quoique dans une mesure limitée, mais le faisant tout de même, la France parle aussi aux autres pays d'Europe de l'Est de l'Alliance atlantique, soulignant à tous qu'elle, et non l'Allemagne, est un châle (certainement pas une armure) qui soutient leur effort anti-russe par l'arrière. C'est peu, certes, mais cela atténue leur sentiment de n'être aidés que par un empire lointain, pourtant présent, comme l'américain. Enfin

Macron joue sur le long terme, dans l'éventualité quasi impossible d'une future autonomie stratégique européenne, dont les Est-Euro-Est ne veulent pas, car ils la traduisent par un départ du protecteur américain. La France, aidant l'Ukraine, lui rappelle qu'elle serait le seul véritable pivot militaire d'un improbable déploiement européen déconnecté de Washington. La seule puissance de l'UE qui peut garantir le parapluie atomique.

Donc Macron et Poutine se parlent pour ne rien décider, et donc, s'ils cessent de le faire, ils n'interrompent fondamentalement rien, mais surtout ils envoient des messages aux autres acteurs sur le terrain. Dans un sens, ces pourparlers sont beaucoup plus importants que les mouvements de troupes, car ils sont fonctionnels aux négociations, plutôt qu'en contradiction avec elles (pour l'instant).

Rien n'arrivera ni ne sera contrecarré par des pourparlers avec des puissances mineures, mais cela passera aussi par celles-ci, même si elles ne seront pas décisives et définitives, car les États-Unis et la Russie parleront aussi d'égal à égal, mais autant que la Russie l'attend, ils ne sont pas.

Photo: Kremlin