En mai 2017, Emmanuel Macron était l'homme du moment. Nouvellement élu à l'Elysée, l'ancien banquier français était considéré par de nombreux passionnés de l'euro comme la bouée de sauvetage d'une Union européenne encore fragile, bouleversée par le résultat du vote sur le Brexit de l'année précédente et toujours incertaine quant à la fiabilité politique de ce groupe d'États membres non très cérémonieusement défini comme PIGS (Portugal, Italie, Grèce et Espagne).
Le difficile équilibre géo-culturel entre les quatre piliers de l'intégration européenne (nord/sud et est/ouest) construits au prix de grands sacrifices dans les années de Maastricht et avec l'élargissement vers l'est du nouveau millénaire était défaillant. L'arrivée au pouvoir de Macron, fermant les portes fragiles de Paris à l'euroscepticisme, était censée, du moins dans les intentions initiales, relancer une saison d'européanisme sur le vieux continent.
Pour comprendre la profondeur de ces attentes, et donc aussi la récente Traité du Quirinal, il faut réfléchir à la première étape de cette voie, à savoir le discours de Macron à la Sorbonne en septembre 2017. A cette époque, le président français tentait de relancer le projet européen à partir de quelques hypothèses : 1) un axe économique et politique retrouvé (égal ) avec l'Allemagne ; 2) le début d'une voie européenne en matière de sécurité et de défense ; 3) une taxation des multinationales ou en tout cas contre des formes de concurrence fiscale dommageables à Paris ; 4) un manifeste idéal basé sur une croissance durable ; 5) l'élargissement de l'axe franco-allemand à tous les pays désireux de se reconnaître dans les points précédents.
Quelques jours après avoir prononcé son célèbre discours, Macron a rencontré le Premier ministre italien Paolo Gentiloni à Lyon pour un sommet bilatéral, en compagnie des ministres respectifs de la Défense et des Affaires étrangères. C'est à ce moment-là qu'est née l'idée d'un nouveau traité bilatéral entre les deux États, sous l'égide du président de la République Sergio Mattarella.
Le traité du Quirinal était donc déjà né avec une forte connotation européenne et sécuritaire, ce qui se voit aujourd'hui se réaliser. L'idée de signer un accord politique, fondé sur la défense et la politique étrangère, entre deux États en compétition géostratégique historique l'un avec l'autre en Afrique du Nord et en Méditerranée représentait une ambition considérable.
L'Italie et la France ont toujours été rivales, surtout pour la tentative italienne constante de projeter sa propre influence limitée en Libye et en Tunisie, qui a toujours été entravée par le gouvernement de Paris qui vise plutôt à créer une bouche nord-ouest africaine spéculaire sur le Anglo-saxon qui maintient en équilibre les relations politiques et diplomatiques gravitant autour du canal de Suez. Et même si la Méditerranée centrale n'est que la périphérie de ce qui est (était) défini Francafrique, pour l'Italie, au contraire, il s'agit d'un pied à terre naturel pour les marchés stratégiques. Après tout, au moment même où les services des Affaires européennes des ministères des Affaires étrangères discutaient du contenu de l'éventuel accord italo-français, dans d'autres salles de la Farnesina et au quai d'Orsay, des gens inquiets assistaient au défi à distance en Libye entre le général pro-français (entre autres) Khalifa Haftar et le premier ministre pro-italien (entre autres) Al Sarraji.
L'accord du Quirinal qui a vu le jour aujourd'hui prend acte de cette différence historique d'intérêt national et tente de proposer explicitement un échange, en nommant expressément trois domaines de coopération extra-européens : Afrique du Nord, Sahel e Corne de l'Afrique.
Le Sahel est actuellement au centre des préoccupations françaises, notamment en raison de la récente perte de crédibilité causée par le retrait de l'opération barkhane. En plus de représenter les limites de la politique étrangère de Paris, la débâcle au Mali représente également un échec diplomatique de Macron, compte tenu de ses tentatives constantes et infructueuses d'« européaniser » la crise au Sahel.
La Corne de l'Afrique, de l'autre côté du continent, est un autre scénario dans lequel la France est en difficulté, poursuivie par l'OPA chinoise qui s'étend à l'Éthiopie et à la Somalie. De plus, le petit contingent de Djibuti ne peut pas faire grand-chose pour maintenir une présence européenne dans la région, surtout maintenant que les contrastes entre l'Éthiopie, le Soudan et l'Égypte, combinés à l'instabilité intérieure interne de ces pays, ont ouvert les portes d'une partie d'échecs. entre les grandes puissances.
Enfin, l'Afrique du Nord, à laquelle le traité fait explicitement référence, n'est pas seulement celle de la Libye divisée et en voie d'élections, mais aussi celle de la Tunisie où le président Kais Saied a été accusé d'avoir organisé un coup d'État le mois dernier, ou de l'Algérie qui a récemment interdit à la France de son espace aérien.
Le soutien italien, en d'autres termes, est essentiel pour Paris, et les raisons sont bien plus pratiques que ne le laisserait croire l'appel pro-européen continu du Traité.
L'autre grand thème qui ressort de la Traité du Quirinal c'est celui de la Défense et de l'Espace. En matière de défense, la coopération n'est opérationnelle qu'en alternative aux objectifs stratégiques évoqués plus haut, alors qu'elle reste majoritairement industrielle dans ses grandes orientations. L'Italie et la France visent à renforcer leur coopération commune à Pesco, notamment en ce qui concerne le secteur naval (construction navale et R&D). Il est significatif que le plus grand projet commun entre les deux pays à ce jour soit celui du développement d'une nouvelle corvette européenne (EPC), qui pourrait bénéficier d'un financement substantiel du Fonds européen de la défense.
L'espace reste totalement différent et d'un intérêt absolu. Bien que peu l'aient souligné, avec le Traité du Quirinal le 26 novembre dernier, un accord ad hoc sur les lanceurs français (et européens) en Guyane française a été signé par Vittorio Colao, ministre de la Technologie, de l'Innovation et de la Transition numérique, et par le ministre français de l'Économie Bruno Le Maire. Les lanceurs de nouvelle génération Vega C et Ariane 6 sont non seulement construits avec le soutien de l'Agence spatiale européenne, mais aussi des atouts spatiaux « institutionnels » pour l'Union européenne.
Le traité mentionne explicitement la coopération spatiale comme un point fondamental de la synergie entre les deux pays et l'accord sur les lanceurs en marge précise qu'elle est importante pour les deux acteurs. Dans ce cas également, le soutien italien dans une perspective européenne reste fondamental pour Paris. La position de la Guyane comme plate-forme « institutionnelle » de l'Europe spatiale risque en effet de rester lettre morte si les forces centrifuges observées jusqu'ici se poursuivent en matière spatiale. Depuis des années, par exemple, la Pologne coopère davantage avec les États-Unis qu'avec l'Europe pour mettre ses satellites en orbite, et le dernier exemple en date est celui des satellites polonais de SatRévolution a quitté le désert californien de Mojave en juin dernier. L'histoire n'est pas très différente pour la Roumanie, où ArcaSpace tente depuis des années de transférer une partie de ses installations (ne serait-ce qu'administratives) aux États-Unis, montrant son intérêt pour le développement de plates-formes de lancement autonomes en mer Noire.
Les développements en Allemagne sont encore plus préoccupants, où la pression de la Confindustria BDI allemande sur le gouvernement fédéral augmente pour construire une plate-forme de lancement made in Germany en mer du Nord. Bref, même dans ce secteur, Emmanuel Macron ne peut dormir paisiblement et le soutien italien ne peut qu'apparaître rassurant, également au vu de la coopération étroite et historique en matière spatiale entre les deux pays.
L'Accord du Quirinal il a donc une valeur européenne pour l'Elysée mais aussi une très forte signification bilatérale. Né dans une stratégie plus large de renforcement de l'Union européenne telle que déclinée à la Sorbonne, le Traité se compose d'un chapeau idéal et de quelques contenus pragmatiques. Ces derniers sont représentés par les besoins contingents de Paris et déterminés par une condition faible qui a certainement facilité la clôture des négociations après l'investiture de Mario Draghi.
L'Italie pourra tirer beaucoup de l'accord si elle parvient à trouver un équilibre (commercial, politique, industriel) entre ses intérêts nationaux et français.
Photo : Quirinale / web / Opération Barkhane / ESA