Alors que la crise en Europe de l'Est s'approfondit de semaine en semaine, et risque d'atteindre son paroxysme dans les prochains jours, tous les regards sont désormais tournés vers l'homme dont les décisions feront basculer les événements : le président de la Fédération de Russie, Vladimir Vladimirovitch Poutine.
Ancien homme du KGB puis directeur du FSB, Poutine est resté au sommet du pouvoir en Russie pendant 23 ans et tout au long de cette période, il a tenté de façonner le pays à son image et à sa ressemblance, réussissant bien dans certains domaines et beaucoup moins dans d'autres.
Aujourd'hui, Poutine est considéré à la fois comme l'architecte de la crise actuelle en Ukraine et comme celui qui détient entre ses mains les leviers politiques pour pouvoir la résoudre. Mais en est-il vraiment ainsi ?
Puisque, par définition, l'omnipotence n'appartient qu'à la divinité, on peut déjà dire sans l'ombre d'un doute que, net de ce qu'affirment ses nombreux "admirateurs", "Vova" n'est pas omnipotent et en effet, au cours de ses décennies de carrière en tant que homme d'État, il a fait des erreurs et hésité comme n'importe quel autre grand ou petit chef. En un mot : lui aussi s'est « clôturé ».
Néanmoins, en tant que dirigeant du pays dont les intérêts sont les plus menacés dans la crise ukrainienne, et ayant lui-même beaucoup (sinon tout) à perdre dans ce match, Poutine se trouve maintenant à un carrefour inconfortable qui affectera sûrement le reste de son carrière politique (courte ou longue) ainsi que l'image qu'il transmettra à la postérité.
Pour commencer, il est nécessaire de comprendre, tout d'abord, quelle sorte de position occupe Poutine au sein de la galaxie du pouvoir russe. Contrairement à ce que beaucoup peuvent penser, le système de gouvernement russe n'est pas et n'a jamais été de type véritablement « monarchique ».
Quel que soit le titre officiel adopté selon les époques historiques (« grand prince », « tsar », « empereur », « secrétaire général du parti » ou « président »), le soi-disant « chef suprême du pays » est en réalité un sorte de "Maximus inter pares", pour reprendre un terme cher à l'empereur romain Constantin Ier le Grand, qui occupe certes une position de prééminence, mais qui, pour l'exercer pleinement, doit pouvoir être le "médiateur " entre les instances des différents centres de galaxie de pouvoir.
Quelques exemples de tels centres de pouvoir sont : le ministère des Affaires étrangères, le ministère de la Défense, l'ensemble qui regroupe les différentes agences de renseignement et de sécurité, les grandes banques, les secteurs d'activité qui voient la plus grande présence des oligarques, le Gazprom, etc ...).
Aussi difficile à croire que cela puisse être pour ceux qui ne sont pas bien informés, l'influence qui réside dans chacun de ces centres est telle qu'elle peut mettre dans les cordes même le dirigeant russe le plus résolu et le plus despotique. Ici, quelques exemples sont nécessaires :
- L' 13 octobre 1552, le tsar Ivan IV, âgé d'à peine 300 ans, a conduit ses soldats en première ligne pour conquérir la ville tatare de Kazan, mettant fin à plus de 51 ans de suprématie mongole-tatare sur les terres de Russie. En reconnaissance de la grande victoire obtenue, ses vétérans (des hommes bien plus âgés que lui qui avaient servi sous son père Vassili III) l'élevèrent sur leurs boucliers le portant en triomphe à la manière des anciens peuples slaves et le proclamèrent « Grozny », un appellation qui en russe médiéval n'était pas traduite par "Le Terrible" comme on le fait à tort aujourd'hui, mais par "Le Courageux". Malgré la notoriété et le prestige incontesté ainsi obtenus, Ivan IV resta pendant la plus grande partie de son long règne (XNUMX ans, formellement) à la merci des machinations des « Boyars » (la grande noblesse terrienne et guerrière) qui, en accord avec l'Église Orthodoxes, pendant une courte période, ils l'ont forcé à se retirer dans un monastère, étant ensuite contraints de le remettre sur le trône sous la menace d'empalement par le peuple et, surtout, par les marchands qui avaient trouvé leur "champion" en Ivan IV qui pourrait les protéger de l'oppression et de l'extorsion des « boyards » ;
- Dans le 1698 L'empereur Pierre Ier le Grand, qui avait déjà commencé à jouir d'une large popularité grâce à ses réformes progressistes, a dû faire face à une dangereuse révolte des "Streltsy", l'élite militaire de la "vieille armée" de Russie depuis plus de 150 ans. Bien que la révolte ait été rapidement réprimée, Pierre le Grand n'a plus jamais fait confiance à cette institution et en 1721, à la fin de la « Grande Guerre du Nord » contre la Suède, les « Streltsy » ont été supprimés ;
- L' Mars 23 1801, le prince Alexandre Petrovitch, devint empereur sous le nom d'Alexandre Ier en plein chaos des "guerres napoléoniennes". De tendances libérales, personnellement hostile à la Grande-Bretagne et admirateur sincère de Napoléon Bonaparte, Alexandre n'aurait pas voulu même si secrètement que l'Empire russe et l'Empire français naissant deviennent de véritables alliés dans une sorte de « diarchie » qui aurait pu changer le destin de le continent européen. Cependant, la bêtise de Napoléon, qui voulait à tout prix s'entêter sur la « question polonaise », exposait Alexandre à la frange interne de la grande noblesse et des élites militaires, qui précisément dans la constitution d'une nouvelle « Pologne libre » (la Le "duché de Varsovie" napoléonien a vu une menace insupportable pour la sécurité de l'empire Romanov. Et c'est ainsi que le tsar le plus libéral que la Russie ait jamais eu a été contraint, au nom de ce que nous appellerions aujourd'hui la «raison d'État» et les «intérêts nationaux», de faire la guerre et de contribuer à la défaite finale de celui-là même qu'il avait lui-même inspiré ;
- Dans le 1904 et encore dans 1917 les marins de la flotte de la Baltique dont le siège est dans la forteresse de Kronstadt, située sur l'île de Kotlin, près de Petrograd (Saint-Pétersbourg), jusqu'alors considérée comme l'élite des Forces armées de l'Empire russe, se sont rebellés à plusieurs reprises contre le pouvoir établi devenant un sorte d'« avant-garde de la Révolution » qui portera bientôt les bolcheviks au pouvoir. Tel fut le rôle joué par les marins de Cronstadt pendant la « Révolution d'Octobre » que Léon Trotsky lui-même les définit comme « l'ornement et la fierté de la Révolution ». Pourtant, en mars 1921, ces mêmes marins, maintenant affamés, fatigués et désillusionnés par les politiques ratées du «communisme de guerre» se sont rebellés contre le pouvoir soviétique pour exiger la fin de ces politiques perverses et la restauration des libertés civiles. La rébellion de Cronstadt est brutalement réprimée dans le sang, mais Lénine reconnaît le bien-fondé des revendications des émeutiers et ouvre la voie à la période de la NEP caractérisée par des ouvertures prudentes vers l'économie de marché et une amélioration des conditions de vie dans le pays ;
- dans le'Août 1991, le dernier dirigeant de l'Union soviétique, Mikhail Sergeevič Gorbačëv a dû faire face à une tentative de coup d'État des dirigeants de l'aile la plus extrémiste du Parti communiste de l'Union soviétique qui, se sentant menacés dans la gestion du pouvoir par le programme de réforme, un dirigeant énergique ont essayé avec cet acte de faire dérailler le "train de l'histoire" mais ont été écrasés par leur propre tentative;
- L' 31 Décembre du 1999 le premier président de la Fédération de Russie moderne, Boris Nikolaïevitch Eltsine, a annoncé au cours du "discours du Nouvel An" sa décision de se retirer et de céder les fonctions de chef de l'État à son Premier ministre, l'obscur Vladimir Vladimirovitch Poutine. La décision d'Eltsine de "quitter la scène" n'a été dictée qu'en partie par son état de santé, comme indiqué dans l'histoire officielle. En effet, depuis les événements de la guerre du Kosovo quelques mois plus tôt, et plus encore après l'invasion du Daghestan par les rebelles islamistes tchétchènes en août de la même année, au sein de l'élite militaire et des agences de renseignement de la Russie s'était formé un obscur encore puissante faction du pouvoir qui, profondément déçue par l'incapacité du vieux président malade à défendre les intérêts de la Russie sur la scène internationale et à garantir la sécurité de l'État lui-même, avait commencé à insister avec une insistance toujours plus grande pour qu'Eltsine soit remplacé par un figure plus jeune, énergique et moins couchée dans l'intérêt des oligarques.
Ce ne sont là que quelques-uns des nombreux exemples qui parsèment toute l'histoire de la Russie et qui nous montrent comment le pouvoir à Moscou (ou à Saint-Pétersbourg) ne réside jamais vraiment entre les mains d'un seul homme et à la fin, comme dans tout autre pays, même dans le dernier "empire classique" laissé au monde quand vient le temps des soi-disant "décisions irrévocables" (comme le disait l'homme en 1940) le concept de "conciliation des intérêts" y est aussi chez lui.
Ajoutons tout de suite cependant que cette réalité factuelle ne nous est d'aucune utilité si elle s'accompagne de la bêtise d'une grande partie des élites politiques et du monde intellectuel qui, ici en Occident, approchent systématiquement la Russie comme si c'était une civilisation qui, quoi qu'il en soit, est inférieure et doit être seulement et systématiquement minée, marginalisée, diabolisée et attaquée afin de la soumettre ou, pire, de la détruire. Dans ce cas également, l'histoire devrait être pour nous une "magistra vitae" en nous rappelant que, si la Russie n'est pas vraiment "invincible" comme certains de ses propagandistes veulent la dépeindre (d'après mes calculs, la Russie a perdu un bon quart de tous guerres dans lesquelles a été impliqué !), il est également vrai que chaque fois que le pays a été attaqué dans ses intérêts fondamentaux et que l'assaut ennemi a réussi à provoquer dans le peuple russe une vague de rejet et de fierté patriotique envers l'ennemi du moment, bien qu'apparemment la Russie faible et décrépite a toujours réussi à déclencher une force de réaction qui a étonné le monde entier.
A la veille de l'opération Barbarossa, la tentative d'invasion de l'Union soviétique par le Troisième Reich, le dictateur allemand Adolf Hitler, se référant à l'Union soviétique, a prononcé la phrase fatidique : "Il suffit de donner un bon coup de pied à la porte pour faire tomber toute la cabane pourrie !". C'est au moins depuis la "guerre de Crimée" de 1853-1856 que l'Occident se bombarde lui-même et bombarde le monde entier de proclamations annonçant "La fin imminente de la Russie et sa disparition des cartes géographiques du monde".
Contre toute attente, la Russie est toujours là avec nous et, malgré 1.160 1.000 ans d'histoire derrière nous, je suis prêt à parier qu'elle continuera d'exister encore XNUMX XNUMX ans, que cela nous plaise ou non.
Cela dit, il faut maintenant se demander : dans la crise géopolitique actuelle avec l'Ukraine comme point focal, comment les intérêts des « puissances fortes » de la Russie interagissent-ils et comment conditionneront-ils finalement les décisions du « tsar » moderne ?
Quant à Poutine lui-même, on peut supposer avec une certaine justesse qu'en se regardant dans le miroir le matin après s'être lavé le visage à l'eau froide, il se passerait volontiers de la crise ukrainienne car elle va casser sa relation de « collaboration " avec le monde des "oligarques". Le principal problème auquel "Vova" et les oligarques russes et post-soviétiques à l'intérieur et à l'extérieur de son cercle sont confrontés lorsqu'ils abordent le "dossier ukrainien" est la peur des sanctions et des dommages qu'ils peuvent faire dans leurs poches.
En 2014, après l'annexion unilatérale de la Crimée et le déclenchement du conflit du Donbass, le paquet de sanctions occidentales alors approuvé, et jamais levé, a affecté les avoirs des oligarques d'une manière tout sauf indolore. Si aucun des noms qui comptent n'a été épargné, il semble que les portefeuilles des membres de la famille Rotenberg, qui ont toujours été proches du chef du Kremlin (Boris et Arkady, les deux frères "fondateurs" de la dynastie, s'entraînent depuis jeunes avec Poutine dans la même école d'arts martiaux). Pour rencontrer les oligarques, Poutine a adopté à la hâte un projet de loi qui leur donnait la possibilité d'être indemnisés par l'État russe pour les pertes subies à la suite des sanctions occidentales. Inutile de dire qu'une fois passée la gueule de bois collective de l'annexion de la Crimée, le peuple russe ne l'a pas du tout bien pris. Cependant, malgré la colère populaire, à ce moment historique, le fait de ne pas avoir à perdre le consentement des « super riches » était d'une importance vitale pour Poutine.
Aujourd'hui Vladimir se retrouve dans une situation similaire mais cette fois il y a d'autres centres de pouvoir qui « tirent la veste » : le ministère de la Défense et le ministère des Affaires étrangères. Sous la direction avisée des « deux Sergueï » (respectivement Sergueï Lavrov et Sergueï Choïgou), le MID et le MO (respectivement Affaires étrangères et Défense) ont vu leur importance augmenter fortement, notamment à la lumière de l'affirmation retrouvée de la Russie sur la scène internationale dans le suite de l'implication russe dans la guerre civile syrienne (septembre 2015). L'armée russe en particulier connaît un véritable renouveau tant à l'intérieur qu'à l'extérieur du pays et jouit d'une fierté retrouvée après des décennies de profonde frustration après la chute de l'Union soviétique, les coupes budgétaires des années XNUMX et XNUMX et les conflits en Tchétchénie.
L'effet démoralisant que la "fin de leur monde" a eu sur les "hommes en tenue de camouflage" ne se comprend qu'en le comparant à la trajectoire entreprise par les hommes de l'ancien KGB. Au lieu de sombrer dans la démoralisation la plus noire, les "siloviki" (les "hommes de force") se sont rapidement recyclés en "fixateurs" et "hommes d'affaires", souvent en collusion avec le monde criminel, mettant littéralement la main sur les aspects économiques de le défunt "Empire Rouge".
Maintenant, la situation s'est inversée et l'armée est redevenue un pilier de la société comme elle l'était à l'époque de l'Union soviétique alors que les "siloviki" sont en difficulté, ce sont précisément leurs lacunes dans la surveillance de la situation géopolitique qui ont préparé le terrain pour la catastrophe. d'Euromaïdan.
Cependant, même l'hyper-activisme de l'armée a apporté son lot de problèmes. Actuellement, les Forces armées de la Fédération de Russie sont engagées dans 3 conflits en même temps : en Ukraine depuis 2014, en Syrie depuis 2015 et en République centrafricaine depuis 2018 (ceci sans compter les guerres dans lesquelles des mercenaires russes appartenant à plus" entreprises" sont impliquées ou non liées aux structures de pouvoir du Kremlin, comme le désormais célèbre Wagner). S'il est vrai que, d'un point de vue économique, le coût de ces guerres est relativement faible pour Moscou par rapport aux conflits en Afghanistan et en Irak pour les États-Unis, il n'en reste pas moins que l'heure approche pour l'opinion publique. une résolution claire de chacun des dossiers précités.
Cela explique en partie la raison pour laquelle, sur chacun de ces théâtres d'opérations, il y a eu une augmentation spectaculaire des activités militaires et diplomatiques russes ces derniers mois (à vrai dire pas toujours remarqué par les chancelleries occidentales).
En ce moment, en Ukraine, nous assistons non seulement à une bataille entre la Russie et les États-Unis pour l'obtention de la suprématie dans cette nation importante mais tourmentée, mais aussi à un autre chapitre de la querelle interne qui oppose en permanence les différents centres de pouvoir dans l'ombre du "Trône du tsar".
À la lumière des derniers développements sur le terrain, il semble que le tandem formé par le ministère des Affaires étrangères et le ministère de la Défense soit finalement parvenu à forcer Poutine à suivre sa propre ligne d'action ("préservation des intérêts de sécurité nationale") contre celle prônée par les oligarques mais aussi des centres de pouvoir économique les plus progressistes et au passé moins opaque ("préservation des liens économiques avec l'Occident").
Dans un avenir proche, il sera bon pour nous tous de continuer à surveiller ces processus car leur aboutissement final ne sera, en 2024, rien de moins que la désignation du prochain "chef suprême de toute la Russie".
Photo : Kremlin/web